Entretien avec Valentin Chaput d'Open Source Politics
Pour que la démocratie continue entre les élections.
Thèmes : communs, technologie, démocratie, citoyenneté, participation, service public, design de service…
“Notre génération aspire à créer un monde plus collaboratif. […] Nous devons changer en profondeur le fonctionnement de notre démocratie si nous ne voulons pas qu’elle soit emportée à court terme par la défiance, la colère et le renoncement.” La civic-tech française risque de se détourner de la création des biens communs numériques
Fin mars, on a profité d’un passage éclair à Paris pour discuter avec Valentin Chaput, cofondateur d’Open Source Politics. Au départ, c’était leur article sur la diversité des modèles économiques dans la civic tech qui avait lancé l’envie de se voir pour discuter.
Première rencontre sur la route, on l’a vu deux jours après être rentrés en France.
Notre conversation a beaucoup porté sur un essouflement politique d’un côté, un renouveau citoyen de l’autre (dans quelles sphères ?), la maturité de réflexion sur la notion de biens communs, l’open source, sur le chapeau “Civic tech” et les modèles d’innovation sociale que ça englobe.
On lui confie notre impression qu’il se passe quelque chose en France, une effervescence citoyenne qu’on n’a pas eu l’impression de trouver en Angleterre. Que ce soit à travers les tiers-lieux, les associations, les coopératives (la France est le pays européen le plus dynamique sur ce format), il se trame quelque chose qui nous plait, quelque chose qui indique des volontés de bâtir et de faire ensemble.
Des intérêts communs
Les passerelles sont nombreuses avec nos activités récentes :
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Le travail en collaboration avec des organismes publics est au cœur de la coopérative dtc innovation qui réunit Thomas, David et Clémentine dans l’envie de travailler des projets numériques autrement.
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Via cette même coopérative, Thomas a été très impliqué avec les équipes d’Etalab, une mission qui coordonne la politique d’ouverture et de partage des données publiques, et plus particulièrement sur la plateforme de mise à disposition des données publiques data.gouv.fr. Par là et son expérience passée à la BBC, il baigne depuis longtemps dans les enjeux liés au service public, à l’open data et l’open source.
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Récemment, nous avons tous les deux exploré la production citoyenne de données sur la qualité de vie pendant le projet de recherche-action “Mind the Gaps”.
C’est rafraîchissant de voir ici et là des expérimentations dans la citoyenneté et l’avenir de la société civile.
Civic tech et démocratie participative
Votre ville ou votre région a peut-être récemment lancé un budget participatif, une consultation publique… Les entreprises de la civic tech développent des plateformes d’engagement citoyen. Des moyens de récolter votre avis en tant que citoyen•ne autrement que par le vote et les échéances du calendrier politique.
Quelles solutions technologiques pour faciliter l’implication des citoyens dans la vie politique et locale ? Comment redonner envie de participer ? Comment aider à revivifier les échelles locales ?
Pour voir à quoi ça ressemble, vous pouvez aller voir l’agora permanente de Nanterre qui questionne en ce moment ses habitants sur l’installation de la fibre, la transformation d’un parc, la reconversion de bâtiments fermés au public… Autre exemple, la Ville de Paris propose via son budget participatif de décider de l’utilisation de 5% du budget d’investissement entre 2014 et 2020.
La France est un pays qui connait depuis longtemps une vie associative ultra dynamique, comment travailler conjointement, renforcer les liens, informer et impliquer à l’aide de nouveaux outils ?
L’émergence des plateformes de démocratie participative
C’est DemocracyOS qui ouvre le bal. Lancée en Argentine en 2012, cette plateforme citoyenne participative signe le début du mouvement civic tech. Le code est en open source, reflète les valeurs de transparence et de collaboration.
L’idée (et l’outil) se répand. Après l’Argentine, la plateforme est déployée et adaptée au Mexique, aux États-Unis… Virgile Deville (un autre cofondateur d’Open Source Politics - ils sont quatre) s’en inspire et crée l’association DemocracyOS France. En 2015, Open Source Politics se constitue pour la première fois en collectif informel pour organiser des rencontres à Paris et fédérer une communauté sur ces sujets (voir leurs Meetups). Au fur et à mesure des évènements, la parole se répend et les demandes se multiplient. Open Source Politics se lance en tant qu’entreprise :
Democracy OS a été de plus en plus fréquemment sollicitée par des institutions publiques, des mouvements politiques et des associations de toutes tailles pour créer des plateformes de consultation. Bien souvent, ces demandes allaient au-delà d’une simple installation de Democracy OS et impliquaient d’autres outils, du forum collaboratif au budget participatif. Un véritable accompagnement professionnel se révélait nécessaire pour mener à bien ces projets informatiques complexes et conseiller nos interlocuteurs. […] Ces raisons ont justifié la création d’une entreprise. Notre histoire
Les pratiques se diversifient et s’affinent. Après avoir servi de socle, le système DemocracyOS touche certaines limites. Tout naturellement, l’idée crée des branches. Madrid lance sa propre plateforme Consul et en 2017, c’est Barcelone qui s’y met, en créant Decidim.
C’est une histoire riche : chaque rebond, chaque nouvelle initiative se nourrit de l’expérience des générations précédentes, tire ses conclusions, lance ses expérimentations propres. C’est intéressant de voir dans ces plateformes se refléter deux courants communs dans les développements open source :
- L’approche libre développée sur mesure, adaptée à un contexte spécifique, répondant à un besoin précis. Ce genre de projet est inévitablement plus complexe à adapter ou à “forker” (comme Consul par exemple)
- L’approche “exportable partout” dès la conception, qui anticipe la modularité dès sa conception (Decidim).
Comment financer des outils numériques réellement démocratiques ? Le processus de création d’un bien commun viable est assurément plus lent, mais à terme il est considérablement plus vertueux et plus résilient.
On voit que la volonté de transmettre et d’essaimer dépasse les ressources purement informatiques :
Decidim est plus qu’une plateforme : c’est un projet et une infrastructure des communs, ouverte et gratuite, qui inclut du code, de la documentation, du design, des ressources d’apprentissage, un cadre juridique, des interfaces collaboratives, des communautés d’usage et de facilitation, et une vision commune.
Depuis son lancement, Decidim est devenue une des plateformes les plus reprises dans des projets de civic tech, et rien qu’à Barcelone elle fédère toute une communauté de profils impliqués : citoyen.ne, développeur.se, chercheur.se en sciences sociales… C’est d’ailleurs grâce aux outils que Decidim a développés (de forum, de concertation, de prise de décision collective) que Decidim continue de s’enrichir : MetaDecidim est l’infrastructure qui débat de l’avenir du projet et en organise l’évolution.
Au-delà de l’outil
L’accompagnement et la formation
Au-delà de la contribution aux développements de DemocracyOS ou Decidim, une partie de l’activité d’Open Source Politics repose sur la formation et l’accompagnement. Il ne suffit pas de fournir un outil pour qu’il trouve ses utilisateurs/trices.
Il n’est pas question de fournir une solution technologique à une collectivité pour qu’elle résolve le problème d’elle-même. Il est plutôt question de les rendre autonome et de les équiper. L’approche est différente.
Nous avons élargi notre champ de compétences à l’animation d’ateliers d’intelligence collective et au traitement automatique du langage, afin de comprendre toutes les étapes d’un processus démocratique ouvert et moderne, en ligne et hors ligne. Nous ne vendons pas un bien captif ; nous partageons un savoir-faire.
Pour son travail avec la ville de Nanterre, l’équipe a organisé au début du projet un hackathon qui a permis d’élaborer un cahier des charges de manière participative : en incluant toutes les personnes concernées, ils se sont tou.te.s prêtés à l’exercice de lister les attentes, les ambitions, les contraintes et les impacts projetés, cartographier la faisabilité en fonction des délais et des ressources disponibles… Grâce à cet alignement de départ, le projet a pu se lancer dans des conditions optimales : avec une vision commune de l’objectif, une idée des étapes jusqu’à la réalisation et un engouement pour ce nouveau projet.
Accompagner l’usage de ces technologies par des formations, des supports de communication, du conseil stratégique, de la modération et de l’analyse…
Une fois les objectifs de la plateforme définis, le projet nécessite un accompagnement soigné sur la manière de communiquer l’information auprès des citoyen.ne.s, non seulement au lancement mais aussi sur la durée - il faut trouver des manières de faire vivre cet engagement, puis communiquer ce qu’il a permis, là où il a échoué… Et faire circuler l’apprentissage.
Pour les associations ou collectivités qui se lancent dans ce genre d’expérimentation participative, il est parfois difficile de fournir et rassembler les ressources internes (en investissement, en disponibilité, en compétences) pour créer une vraie dynamique.
Les difficultés
La demande des collectivités La demande se situe plus sur un système participatif et engageant, démocratiquement parlant. La réflexion sur la contribution aux communs est encore très peu répandue et arrive au second plan dans la plupart des cas.
Le travail dans l’urgence, le travail à distance Les demandes qui arrivent chez Open Source Politics sont souvent associées à un évènement ou une échéance en particulier, ce qui peut pénaliser certains projets si le temps de déploiement est insuffisant. Dans l’urgence et les budgets serrés, la contribution aux communs a du mal à passer.
Le travail à distance reste compliqué, et plus ou moins adapté selon les métiers. Pour le volet technologique, la petite équipe d’Open Source Politics fonctionne avec la constellation de freelances sourcés du réseau Happy Dev — ce qui favorise une culture commune.
Toucher tout le monde
Les technologies de la citoyenneté sont pleines de promesses. Nos attentes collectives sont très élevées. Pourtant, l’impact du numérique sur la politique est, encore à ce jour, trop limité à un cercle restreint d’initiés répondant aux mêmes traits socio-économiques.
De même que les plateformes n’évoluent pas en un claquement de doigts, la participation citoyenne ne se décrète pas en un jour.
La maturité de réflexion sur les communs
“Notre code commun” Il y a pas mal de boîtes en France qui fonctionnent sur un modèle “classique”. Certaines entreprises se réclament de la Civic tech mais n’intègrent pas la dimension open source et communs.
Libre ne veut pas dire gratuit Pourquoi ?
“Une mauvaise traduction de “free software” induit en erreur de nombreux interlocuteurs qui nous sollicitent : ce n’est pas parce qu’un logiciel est libre qu’il est gratuit.”
“Sans même parler du développement du logiciel, l’utiliser présente des coûts de déploiement, de configuration, d’hébergement et de maintenance. […] Le développement ayant déjà été financé et réalisé, n’importe qui peut en bénéficier. En échange, il faut investir dans les prochaines évolutions.”
“L’investissement bénéficiera à n’importe quelle institution et n’importe quel collectif citoyen qui voudra s’en saisir, partout dans le monde. Voilà ce qu’est un bien commun numérique. Voilà ce que doit être un investissement public dans un code public.”
Et vous Est-ce que ça vous plairait d’interagir avec votre mairie sur des enjeux locaux via une plateforme ?
Pour prolonger la réflexion
Une de mes références en termes de citoyenneté et de culture tech responsable est Doteveryone (un think tank basé à Londres).
Voilà ce qu’écrit Cassie Robinson dans son article Platforms as networks of assets :
I’m interested in social infrastructure and co-operation — what it means for people to be in relationship, as a community, a neighbourhood, a town, a City. And if those relationships are nurtured, how they continually aide the prevention of things like social isolation but how they might also usefully be activated when change is necessary, or just drawn on in an everyday way as engines of a community.
Funding opportunities often put pressure on organisations to come up with new things that bias towards quick wins that create a good story to tell. There is opportunity to explore what kinds of tools could be useful at a local level too, in neighbourhood stores. For example, tools to help manage how local information gets published in a community, tools that enable citizens to take part in collective decision-making, or a platform that helps distribute resources to where they’re most needed in a community. It’s commonly understood that the intricacies of communities are typically understood best by individuals. Individuals who understand their communities through a combination of listening, talking and observing — gathering new information often. It’s interesting to think about what brands can do in reference to the list above that takes convenience beyond consumerism — how they can make it convenient to participate in your community and convenient to co-operate around local activity.
J’ai la sensation que pas mal de gens s’interrogent sur les manières de raviver l’esprit du collectif et de la communauté dont les bénéfices (humains, sociaux) sont difficilement quantifiables (puisqu’on est obsédés par le besoin de mesurer les impacts ces jours-ci). Faciliter la prise en main en s’insérant dans des usages existants est une question pas évidente non plus, mais j’aime l’idée de nous interroger sur la cartographie d’intérêts qu’auraient les gens à utiliser des services. Mieux comprendre les motivations.
Le pied de nez de fin, aperçu aujourd’hui à Saillans, un brin de solution analogique :
C’est en faisant système.
On a parlé de structures en réseau, vitales dans ce genre de démarche.
Ce que ça donne envie d’aller voir
- Est-ce que ces développements (ou leurs conditions d’émergence) peuvent servir à d’autres initiatives avec des besoins connexes ? (Outils de décision collective pour les coopératives - et plus particulièrement les supermarchés coopératifs ? Beaucoup d’entre eux utilisent Odoo pour le moment).
- L’analyse de données textuelles (traitement automatique des langues).
- Cartographier les structures d’innovation publique et leurs périmètres en France et à l’étranger, quelles différences culturelles ? (18f et USDS aux Etats-Unis, GDS en Angleterre…) Comment et pourquoi GDS/USDS etc se sont-ils formés ?
- Le fonctionnement de Meta Decidim (gouvernance, code, fréquence de rencontres)
- DemocracyOS et Loomio
- la MedNum - La coopérative des acteurs de la médiation numérique
- Le rapport de la Cour des Comptes “Amplifier la modernisation numérique de l’État” qui parle d’embarquer la puissance publique dans le financement et la production de biens communs.
- La Maison du Libre et des Communs en lancement à Paris.
Les questions que se pose Valentin
- La taille de l’équipe. Est-ce que l’idéal est de rester en équipe restreinte et si oui pourquoi ?
- Curiosité envers des projets similaires
Les ressources
À lire
- Les articles d’Open Source Politics sur Medium, dont je tire la plupart de mes citations.
- Le travail du commun, un bouquin de Pascal Nicolas-Le Strat.
- Lettre à ma collectivité, un billet de blog de Claire Zuliani
- Le Plan Gouvernement Ouvert 2018-2020
- Politique de contribution aux logiciels libres de l’État
- Stratégie nationale pour un numérique inclusif Dont les chapitres clé sont : Atteindre et orienter les publics, Structurer l’offre de médiation et de formation au numérique, Consolidation économique et augmentation de la capacité d’action des acteurs, Modèles de gouvernance et stratégies locales inspirantes
- Le rapport Donner un sens à l’intelligence artificielle - Stratégie nationale et européenne (dont la première section s’intitule ‘Renforcer l’écosystème européen de la donnée)
À prendre en main
À écouter